Quand le transfert a un prix (et c’est tant mieux)

On dit souvent que l’argent n’a pas d’odeur. Pourtant, en thérapie, il a une saveur très particulière : celle du transfert, du manque, du désir, parfois même de la haine. L’argent, ce tiers silencieux mais bien présent dans la relation thérapeutique, ne saurait être réduit à un simple outil de rémunération. Il est, selon la formule de Lacan, “ce qui permet que le symbolique ait prise sur le réel”. Rien que ça.

Freud, l’argent et la merde : le nerf de la guerre psychique

Freud ne s’encombre pas de pudeur bourgeoise quand il décrit l’argent comme l’un des avatars de l’expulsion anale. Dans Le traité sur les trois essais sur la théorie sexuelle (1905), il décrit le “caractère anal” comme avare, obstiné, et friand de l’accumulation. L’argent devient ici substitut symbolique des excréments, autre “objet précieux” que l’enfant offre ou refuse selon ses mouvements d’amour et de haine.

Ainsi, payer sa séance, ce n’est pas juste glisser un billet ou valider un virement : c’est aussi faire l’expérience d’un dépôt symbolique, d’un renoncement à la toute-puissance. C’est accepter de “perdre” pour espérer gagner quelque chose d’inestimable : une parole plus libre, un espace de subjectivation.

Lacan : l’argent comme signifiant pur

Jacques Lacan, en bon tailleur de signifiants, ne s’est pas privé de tailler un costume sur-mesure à l’argent. Lors de son Séminaire “Le transfert” (1960-61), il insiste sur le fait que la rémunération du psychanalyste ne saurait relever d’une logique marchande ou comptable. Il s’agit de tout sauf d’une prestation de service.

Lacan parle même d’une “symbolisation du paiement”, qui permet de soutenir l’acte analytique. Car si l’argent circule, c’est bien pour signifier le manque, et non le combler. Le patient paie pour parler, mais surtout pour se rendre compte que ce qu’il vient chercher n’est ni un conseil, ni une solution, ni un produit fini. Ce qu’il cherche, c’est une place dans le désir de l’Autre. Et ça, croyez-le ou non, ce n’est pas remboursé par la Sécu.

Sophie Mendelsohn : l’économie psychique, au-delà du tarif

Sophie Mendelsohn, dans sa réflexion sur la psyché contemporaine, insiste sur le fait que la question du paiement met en jeu la responsabilité du sujet. L’engagement financier, loin d’être un frein ou un luxe, est l’un des vecteurs de l’implication psychique.

Le prix, dans cette perspective, fait office de point de résistance : il oblige à désirer, à choisir, à consentir. Il introduit une tension nécessaire entre le besoin de parler et la difficulté à le faire. Et ce tiraillement est fondamental : il participe à ce que l’analyse ne soit pas une simple conversation aimable mais un processus où ça “coûte” vraiment.

Sophie de Mijolla : le cadre, ce n’est pas juste la moquette

Sophie de Mijolla, quant à elle, insiste sur l’importance du cadre thérapeutique. Le tarif, la durée de la séance, la régularité, les annulations : autant d’éléments qui ne sont pas accessoires mais centraux. Ils constituent la charpente symbolique qui permet au transfert de s’articuler.

Un cadre flottant, des règles floues ou des arrangements trop souples risquent de court-circuiter le processus. En acceptant de payer, en s’acquittant d’une séance manquée, le patient reconnaît que ce lieu a une valeur, et que cette valeur n’est pas négociable selon ses humeurs. C’est une manière de dire : “ce que je fais ici compte, même quand je n’y suis pas”.

Michel Plon : le psy, ni mère nourricière, ni automate à écoute

Michel Plon, dans ses réflexions sur la clinique psychanalytique, rappelle que le psychanalyste n’est ni un professionnel de la bientraitance, ni un prestataire de services. Il est un “fonctionnaire du manque”, celui qui incarne une faille, une attente, un vide à explorer.

L’argent, dans ce dispositif, vient empêcher la confusion des places : il rappelle que l’on ne vient pas chercher un substitut parental ou un ami de secours, mais une altérité radicale. Il est le garant d’une certaine asymétrie, sans laquelle l’analyse devient une conversation de café ou une consultation de coaching.

Exemple clinique : quand l’argent parle plus fort que les mots

Prenons le cas d’Élise, trentenaire brillante, engagée dans une analyse depuis un an. Un jour, elle oublie une séance. Elle envoie un SMS désabusé une heure plus tard : “Désolée, j’ai zappé, semaine chargée, je paierai pas pour un truc que j’ai pas consommé.”

Lors de la séance suivante, le malaise est palpable. L’argent, ici, est devenu le symptôme. Refuser de payer, c’est refuser de symboliser l’absence, dénier que quelque chose s’est joué dans ce ratage. Car oui, une séance oubliée n’est jamais un non-temps. C’est souvent un acte, inconscient, et plein de sens. L’oublier sans payer, c’est comme nier l’inconscient lui-même : “Circulez, y’a rien à voir.”

Il aura fallu quelques séances de tension (et le maintien ferme du cadre) pour qu’Élise puisse associer ce refus au sentiment d’être “volée” par sa mère dans l’enfance, lorsqu’on lui promettait beaucoup sans jamais rien tenir. Payer pour une absence, c’était raviver cette blessure. Mais c’était aussi commencer à s’en décoller.

Contre-exemple clinique : quand l’argent devient écran plutôt que levier

Et puis il y a Jean, cadre supérieur, qui paie rubis sur l’ongle, séance manquée comprise, sans jamais discuter ni questionner le moindre aspect financier du cadre. Il arrive même parfois avec l’enveloppe prête, déposée sur la table comme une offrande réglée d’avance. Problème : derrière cette docilité apparente, rien ne se déplace. Pas un symptôme qui bouge, pas une parole qui trébuche. Une analyse qui tourne à vide.

Ce que Jean paye, ce n’est pas l’analyse : c’est la possibilité de ne surtout rien risquer. En s’acquittant scrupuleusement de son dû, il évite le véritable enjeu du transfert. Le paiement, dans ce cas, devient une manière d’éviter la mise en jeu subjective. Il “achète la paix” au lieu de chercher la vérité. L’argent, ici, sert à tenir l’Autre à distance, à désamorcer l’angoisse en figeant la relation dans une sorte de contrat d’indifférence.

Comme quoi, payer ne suffit pas. Encore faut-il que ça coûte.

Refuser de payer, c’est rater le rendez-vous avec soi

Il n’y a pas de psychanalyse gratuite. Non parce que le psy serait un commerçant, mais parce que la gratuité annule le désir. Elle rend le cadre obsolète, elle infantilise. Celui qui refuse de payer sa séance, ou qui “oublie” une annulation sans conséquences financières, se met en dehors du processus analytique.

Il agit comme s’il ne se passait rien, comme si la parole n’avait pas de poids, comme si la relation était un agrément parmi d’autres. Or, la psychanalyse n’est ni un loisir, ni un luxe, ni une faveur. C’est une pratique du sérieux, où l’on mise gros : soi-même.

Conclusion : l’argent, clef de voûte de l’engagement

Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge de la rentabilité ou du tarif à la minute, mais de reconnaître que l’argent joue un rôle symbolique fondamental dans la relation thérapeutique. Il incarne l’engagement, la responsabilité, le manque et la loi.

Toute personne qui refuse de payer, qui conteste la valeur d’une séance oubliée, ou qui pense que l’argent corrompt la pureté du lien, n’a pas encore compris ce qu’est une psychanalyse. Il vaudrait mieux, pour elle, ne pas s’aventurer plus loin tant que ce n’est pas intégré. Car on ne vient pas en analyse pour être bercé. On y vient pour tomber, se heurter, se répéter et, éventuellement, s’en sortir.

Et oui, tout ça, ça se paie.