Avant-propos : du symptôme à la fabrique du désir
Si vous venez de lire notre article sur la nymphomanie, vous aurez compris que ce qu’on appelle “addiction sexuelle” chez certaines femmes ne se résume pas à une libido en roue libre. C’est souvent une réponse tragique, compulsive, à une histoire affective cabossée, à un besoin d’amour qui s’épuise à force de chercher des bras.
Mais si on prend un peu de recul, une question plus vaste surgit, comme un éléphant assis au milieu du salon : qu’a-t-on fait du désir féminin ? Où naît-il ? Qui l’autorise ? Qui le muselle ? Quelle part de ce désir est intime, authentique, et quelle part est dictée, construite, parfois même volée ?
C’est ce que nous allons explorer maintenant. Car pour comprendre certaines dérives du désir, il faut aussi s’interroger sur les conditions de sa naissance. Bienvenue dans les coulisses : ici, pas de diagnostic, mais un démontage en règle de la machinerie sociale qui façonne, depuis des siècles, le désir des femmes.
De l’Antiquité à Tinder : une histoire corsetée du désir
Non, le désir féminin n’a pas toujours été silencieux. Mais il a souvent été réduit au silence. Dans la Grèce antique déjà, les femmes étaient vues comme des créatures instables, gouvernées par leurs humeurs et leurs utérus baladeurs. Puis vint le christianisme, qui associa très vite le corps féminin au péché, au danger, à la tentation. Une Ève tentatrice, un Adam bien naïf, et voilà toute une symbolique millénaire où le désir féminin devient suspect par essence.
Pendant des siècles, le bon désir — celui qu’on tolère — est un désir discret, conjugal, reproductif. Il faut attendre les années 1970 pour que des voix féminines commencent à dire : « Nous aussi, on a envie. Et pas qu’un peu. »
Mais entre temps, la société avait déjà tissé autour du désir féminin un sacré paquet de fils : ceux de la bienséance, de la morale, de la famille, et aujourd’hui… de la performance sexuelle instagrammable. Une belle toile d’araignée dans laquelle il est facile de confondre ce que l’on veut avec ce que l’on croit devoir vouloir.
La psychanalyse à la rescousse… ou pas toujours !
Ah, la psychanalyse. Grande exploratrice du désir inconscient, mais pas toujours tendre avec les femmes. Si Freud a posé les jalons de la théorie du désir, il n’a pas brillé par sa modernité quand il affirmait que la femme était un « continent noir » ou qu’elle souffrait d’un « manque de pénis ». Merci Sigmund, mais on va aller voir plus loin.
Heureusement, d’autres voix se sont élevées. Je pense notamment à Luce Irigaray, qui, dans « Ce sexe qui n’en est pas un » (1977), dénonce la manière dont le langage, les sciences et même la psychanalyse ont construit un désir féminin à l’image du masculin. Un désir phallocentré, orienté vers l’autre, et rarement pensé pour lui-même.
Et c’est là qu’intervient Sylvie Le Poulichet. Psychanalyste française, elle propose une lecture passionnante du désir féminin à travers le prisme de « l’informe ». Ce qui ne se laisse pas contenir, ce qui échappe aux catégories. Pour elle, certains symptômes — dont les troubles sexuels — ne relèvent pas de structures névrotiques classiques, mais de formes plus archaïques, plus primitives, où le corps exprime ce que le langage ne peut pas dire.
Clinique de l’informe : quand le corps prend la parole
Prenons Jeanne, 38 ans, cadre dynamique le jour, amoureuse égarée la nuit. Elle vient consulter pour une sensation de vide sexuel. Elle dit ne jamais « avoir vraiment eu de désir ». Pas d’envie, pas de fantasmes, ou alors des choses floues, sans contour, parfois même inquiétantes. Son discours est décousu, presque confus, comme si quelque chose échappait à la mise en mots.
En s’appuyant sur la théorie de l’informe de Le Poulichet, on comprend que le symptôme de Jeanne ne vient pas d’un refoulement névrotique classique, mais d’un désir jamais constitué, resté à l’état brut, informe, sans figuration psychique possible. Dans ce cas, ce n’est pas le désir qui est réprimé, c’est sa naissance même qui a été entravée. Par une mère dépressive, absente, incapable de donner un miroir stable à son enfant. Par un environnement où le corps féminin est soit ignoré, soit sexualisé trop tôt.
Dans l’espace thérapeutique, Jeanne va peu à peu poser des mots, mais aussi des sensations, des images, des rêveries. Le travail ne consiste pas à « réveiller » un désir endormi, mais à l’aider à se former, à prendre forme. À devenir une voix parmi d’autres, dans son histoire subjective.
Ce que veulent les femmes (spoiler : ça dépend des femmes)
La grande escroquerie, c’est d’avoir voulu faire du désir féminin une catégorie homogène. Comme si toutes les femmes désiraient de la même manière, au même rythme, dans les mêmes conditions. Or le désir, féminin ou pas, est une affaire éminemment personnelle, contextuelle, fluctuante.
Mais ce qui est frappant, c’est à quel point les femmes doutent souvent de leur propre désir. Elles demandent : « Est-ce normal de ne pas avoir envie ? » ou « Pourquoi j’ai toujours envie, est-ce que c’est trop ? » Comme si leur propre expérience devait être validée par un référentiel extérieur.
C’est là où la construction sociale pèse lourd : quand le désir féminin est soit jugé suspect, soit encensé façon fantasme masculin, il devient difficile de se le réapproprier. Et pourtant, il est là. Parfois timide, parfois bruyant. Parfois sage, parfois brûlant. Mais toujours digne d’être entendu.
Redonner au désir sa juste place
Le désir féminin n’a pas besoin d’être justifié, prouvé ou quantifié. Il a besoin d’espace. De sécurité. De silence aussi, parfois. Et surtout, de sortir des cadres qu’on lui impose depuis trop longtemps.
Comprendre sa construction sociale, c’est commencer à l’écouter autrement. Non pas comme une anomalie à corriger, ni comme un spectacle à produire, mais comme une voix singulière, irréductible, profondément humaine.
Alors si vous êtes une femme, un psy, un homme, une personne curieuse de ces questions : posez-vous cette simple question — et si le désir féminin était un territoire encore à défricher, à inventer, à aimer pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il devrait être ?
Pour aller plus loin …
- Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir (1949) — un classique incontournable pour comprendre la construction philosophique et existentielle de la féminité.
- Sexual Fluidity, Lisa M. Diamond (2008) — une exploration en neurosciences et psychologie du caractère flexible du désir sexuel féminin.
- La révolution du féminin, Camille Froidevaux-Metterie (2015) — une lecture philosophique et politique contemporaine du corps et du désir des femmes.
- Genre et psychanalyse, sous la direction de N. Zilkha (2014) — pour une mise en perspective critique des apports et limites de la psychanalyse dans les études de genre.
- Article de Peggy Kleinplatz et A. Moser (2006), « Toward a new view of women’s sexual problems » — une proposition de repenser la sexualité féminine hors du cadre pathologisant.
- Podcast : Les couilles sur la table (Victoire Tuaillon), épisodes sur le genre et le désir — pour une approche sociologique vivante et engagée.
- Conférences TED de Esther Perel — sur le désir, l’érotisme, et la complexité des relations modernes.
références scientifiques citées
- Le Poulichet, S. (1996). Pulsion et inconscient archaïque. Paris : PUF. Une lecture essentielle pour comprendre l’idée d’informe et la manière dont certains symptômes expriment un corps sans langage.
- Irigaray, L. (1977). Ce sexe qui n’en est pas un. Paris : Éditions de Minuit. Une critique philosophique et psychanalytique de la manière dont le féminin est construit par et pour le regard masculin.
- Fine, C. (2010). Delusions of Gender: How Our Minds, Society, and Neurosexism Create Difference. Londres : Icon Books. Un ouvrage décapant sur les biais culturels et neuroscientifiques dans la construction des différences de genre, y compris dans le champ du désir.
Voici une sélection de podcasts francophones et anglophones passionnants à découvrir, classés par angle de vision : neurosciences, genre, philosophie, psychanalyse et désir féminin.
🎧 Neurosciences & désir
Amour, désir : que nous apprennent les neurosciences – épisode de La Question du jour (France Culture), avec Aurore Malet-Karas, docteure en neurosciences et sexologue. Environ 8 minutes pour décrypter les circuits cérébraux (dopamine, ocytocine) derrière le désir amoureux et sexuel institut-du-genre.fr.
Les molécules du désir – « Une libido à soi » – émission de Les Pieds sur Terre (France Culture), enquête sensible sur la libido féminine, la pilule contraceptive, la charge mentale et la reconnexion au corps .
👩🎤 Genre, féminisme & sexualité
Un podcast à soi (Arte Radio) animé par Charlotte Bienaimé : témoignages et analyses de chercheurs sur le genre, la sexualité et l’égalité – une exploration fine de la construction sociale des corps et des désirs .
Nos désirs font désordre (Arte Radio Podcast – YouTube) questionne le corps et le désir féminins au prisme du genre : comment les femmes vivent leur désir dans une société façonnée par le patriarcat .
💬 Relations de couple & désir
La question du désir et de la libido dans le couple – épisode du podcast Métamorphose avec la sexologue Cécilia Commo. On y explore les fluctuations du désir dans la durée, l’érotisme comme connexion, et les obstacles à l’excitation .
🔍 Podcasts féministes et empowerment
YESSS – podcast bi-mensuel animé par Anaïs Bourdet, Elsa Miské et Margaïd Quioc : témoignages de femmes “warriors” et analyses sur les injonctions sexistes dans la vie quotidienne .
La Poudre – animé par Lauren Bastide jusqu’en 2023, c’était un espace de conversations féministes avec des artistes, intellectuelles et militantes .
🧠 Pensée critique & genre
Méta de Choc – animé par Élisabeth Feytit, ce podcast décortique la pensée sociale et les conditionnements (dont ceux liés au genre) avec rigueur et curiosité autobiographique .

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