Spoiler : ce n’est pas si simple. Le concept fait vendre des livres, des vidéos YouTube, des consultations, des diagnostics sauvages sur les réseaux. Mais est-ce que “pervers narcissique”, c’est un vrai profil psychopathologique ? Ou juste une étiquette fourre-tout pour désigner tout connard ou connasse qui nous fait du mal ?
Accrochez votre ceinture, on patine sur un territoire glissant, où la psychologie clinique croise le tribunal populaire, et où les mots ont parfois plus de pouvoir que les faits.
Naissance d’un monstre : d’où sort le « pervers narcissique » ?
Le terme « pervers narcissique » est entré dans le langage courant, mais il ne figure dans aucun manuel de diagnostic officiel, ni dans le DSM-5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), ni dans la CIM-11. C’est un enfant bâtard de la psychanalyse française et des médias en mal de sensationnel.
Le concept émerge véritablement avec les écrits de Paul-Claude Racamier dans les années 80. Psychiatre et psychanalyste, Racamier utilise ce terme pour désigner un type de personnalité qui allie perversion relationnelle et fonctionnement narcissique pathologique. Pour lui, ce n’est pas un simple manipulateur, mais un individu structuré de manière défensive autour d’un déni de la subjectivité d’autrui.
Mais Racamier parlait d’un mécanisme clinique rare, subtil, souvent camouflé sous des apparences charmantes. Pas d’un profil Tinder avec écrit « PN » en bio.
La perversion et le narcissisme : mariage impossible ?
Le narcissisme, ce malentendu
Dans la psychologie, le narcissisme n’est pas une insulte. C’est une composante normale et nécessaire de la construction psychique. Un narcissisme solide permet d’avoir confiance en soi, d’aimer sans se dissoudre dans l’autre, de supporter la critique sans exploser.
Heinz Kohut, fondateur de la Self Psychology, a largement théorisé ce qu’il appelle le narcissisme pathologique. Pour lui, certaines personnes ne parviennent pas à intégrer l’estime d’eux-mêmes autrement qu’en écrasant ou en exploitant l’autre. Mais attention, Kohut ne parle jamais de « pervers narcissique ».
Et la perversion, alors ?
La perversion, en psychanalyse, ce n’est pas « faire du mal pour le plaisir », même si ça y ressemble parfois. Freud, puis Lacan, y voient une structure psychique où le sujet, plutôt que de refouler son désir, le met en scène de façon provocante. C’est un mode de défense contre l’angoisse de castration.
La perversion, c’est le refus du manque, le rejet du symbolique, et la tentative de faire de l’autre un objet. Pas très glamour non plus.
Alors quand on colle « narcissique » à « pervers », on entre dans une zone floue. Est-ce une structure perverse avec un fonctionnement narcissique ? Ou un trouble narcissique avec des stratégies perverses ?
Les études scientifiques disent quoi ?
Spoiler numéro 2 : pas grand-chose. Le « pervers narcissique » n’existe pas comme entité clinique reconnue dans la recherche anglo-saxonne. En revanche, plusieurs concepts peuvent s’en rapprocher :
- Le trouble de la personnalité narcissique (TPN) : défini dans le DSM-5, décrit un besoin excessif d’admiration, un manque d’empathie, une estime de soi fragile derrière une façade grandiose. (American Psychiatric Association, 2013)
- Le narcissisme malveillant : concept proposé par Otto Kernberg, associant traits narcissiques, antisociaux, paranoïaques et parfois sadiques. (Aggressivity, Narcissism, and Self-Destructiveness, 2004)
- La manipulation coercitive : décrite par Marie-France Hirigoyen dans « Le harcèlement moral », comme une stratégie de domination psychologique plus que comme une structure clinique. (1998)
- Jean Bergeret : distingue structure perverse et comportements pervers. Tous les manipulateurs ne sont pas des « pervers » au sens psychanalytique.
Petit témoignage, grand malaise
« J’ai mis deux ans à comprendre ce qui m’arrivait. Elle m’humiliait en public, me disait que j’étais parano quand je pleurais, puis elle m’envoyait des messages doux pour me “réparer”. Je n’avais plus aucune confiance en moi. Je ne savais même plus si je méritais d’être aimé. J’ai mis longtemps à admettre qu’un homme pouvait être victime. »
— Marc, 42 ans
Oui, les victimes de ce type de dynamique peuvent être des hommes. Et non, la perversion narcissique ne se décline pas uniquement au masculin.
Le succès du « pervers narcissique » : pourquoi ça marche ?
Le terme a tout pour plaire à l’époque : il est flou, dramatique, commode. Il permet d’identifier un coupable, de donner un sens à une relation toxique, de se reconstruire en mettant des mots sur l’innommable. Il est aussi hautement compatible avec les algorithmes des réseaux sociaux.
Mais ce succès a un prix : il efface les nuances. Il transforme des conflits relationnels en pathologies. Il incite parfois à se voir comme victime d’un monstre plutôt que comme acteur ou actrice d’une dynamique douloureuse, certes, mais souvent complexe.
Et surtout, il médicalise la souffrance sans toujours proposer un accompagnement thérapeutique adapté.
Alors, le ou la « pervers·e narcissique », ça existe ou pas ?
Oui, mais pas comme on l’imagine. Ce n’est pas une case dans un test de personnalité Buzzfeed, ni un profil figé dans un bouquin de développement personnel. C’est plutôt une constellation de traits, de comportements, de mécanismes défensifs — parfois pathologiques, parfois simplement maladroits.
Il y a des personnes qui détruisent, qui manipulent, qui vampirisent. Mais les comprendre demande plus qu’un diagnostic en deux mots. Cela demande une exploration du fonctionnement psychique, des blessures, des mécanismes de défense. Et parfois aussi… une sacrée dose de courage.
Et si c’était notre société qui fabriquait des pervers·es ?
Finalement, ne serait-ce pas notre époque, plus que nos ex, qui porte la responsabilité ?
Une époque qui glorifie l’image, l’individualisme, la compétition, le pouvoir. Une époque où l’autre devient un miroir, un objet de valorisation, un like ambulant.
À force de performance, de narcissisme promu comme norme (bonjour Instagram), d’absence de limites symboliques (bye-bye surmoi), ne sommes-nous pas en train de produire une société où la perversion devient une stratégie d’adaptation ?
Peut-on vraiment être empathique, modeste, vulnérable dans un monde qui valorise le clinquant, l’influence, et le cynisme ?
Conclusion : entre fantasme collectif et réelle souffrance
Le pervers narcissique existe… mais pas sous la forme d’un archétype Netflix. C’est une construction complexe, parfois clinique, souvent relationnelle. Le vrai danger, ce n’est pas qu’il ou elle existe. C’est qu’on utilise ce terme à tort et à travers, en l’arrachant à sa richesse théorique et à sa complexité humaine.
Alors, plutôt que de chercher le monstre sous le lit, ne devrions-nous pas interroger les logiques sociales, économiques et culturelles qui rendent la perversion désirable, rentable, et presque banale ?
Et si, pour guérir de nos blessures relationnelles, on commençait par guérir d’un système qui les rend inévitables ?

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